Quand Léon Tolstoï dénonçait le patriotisme russe, source de guerre…

Un article d’Alain Refalo publié le 8 mai 2022

Durant les trente dernières années de sa vie, Léon Tolstoï, le grand écrivain de la terre russe, n’aura de cesse de dénoncer le patriotisme russe et tous les patriotismes qui engendrent la haine des autres peuples ainsi que le sacrifice inutile de milliers de ses compatriotes dans des guerres aussi criminelles qu’absurdes. Conscience internationale de son époque, les mots de Tolstoï nous interpellent encore. La résonance de ses idées avec l’actualité souligne la clairvoyance de l’auteur de Guerre et Paix dont on rappelle qu’il fut un pionnier de la non-violence et l’inspirateur de Gandhi.

La guerre, Tolstoï y a été confronté très jeune, lorsque sur le conseil de son frère, il s’engage comme volontaire au Caucase pour lutter contre les insoumis tchétchènes. A vingt trois ans, il devient sous-officier d’artillerie dans la même brigade que son frère. En janvier 1854, il est promu adjudant et envoyé sur le front du Danube.

Un article d’Alain Refalo publié le 8 mai 2022

Quand Léon Tolstoï dénonçait le patriotisme russe, source de guerre…

Durant les trente dernières années de sa vie, Léon Tolstoï, le grand écrivain de la terre russe, n’aura de cesse de dénoncer le patriotisme russe et tous les patriotismes qui engendrent la haine des autres peuples ainsi que le sacrifice inutile de milliers de ses compatriotes dans des guerres aussi criminelles qu’absurdes. Conscience internationale de son époque, les mots de Tolstoï nous interpellent encore. La résonance de ses idées avec l’actualité souligne la clairvoyance de l’auteur de Guerre et Paix dont on rappelle qu’il fut un pionnier de la non-violence et l’inspirateur de Gandhi.

La guerre, Tolstoï y a été confronté très jeune, lorsque sur le conseil de son frère, il s’engage comme volontaire au Caucase pour lutter contre les insoumis tchétchènes. A vingt trois ans, il devient sous-officier d’artillerie dans la même brigade que son frère. En janvier 1854, il est promu adjudant et envoyé sur le front du Danube. La guerre russo-turque a éclaté quelques mois auparavant, et pour chercher à contrer la domination de la Russie dans la mer Noire, l’Angleterre et la France lancent alors l’expédition de Crimée. Pendant onze mois, ce sera le siège de la ville de Sébastopol. Tolstoï est nommé sous-lieutenant et reçoit l’ordre de rejoindre Sébastopol le 7 novembre 1854. A cette époque, Tolstoï est déjà écrivain depuis deux ans et a publié Enfance qui a fait sensation dans les milieux littéraires de Saint-Pétersbourg. Ce premier succès l’encourage à poursuivre sur le chemin de l’écriture. Il entreprend Adolescence (la suite d’Enfance) et se lance dans de nouveaux récit relatifs à la guerre du Caucase.

Alors qu’il vient de rejoindre Sébastopol, le directeur du Contemporain lui demande d’écrire des articles sur la bataille de Sébastopol. Tolstoï dépeint alors avec le plus grand réalisme cette guerre dans toute son atrocité quotidienne et son inhumanité. Ses reportages font de lui l’un des tout premiers « correspondants de guerre », et le succès des Récits de Sébastopol1 sera immédiat. Le talent d’écrivain de Tolstoï ne consiste pas seulement à relater des faits, mais à les mettre en récit avec un souci esthétique et lilttéraire affirmé totalement novateur. « Le futur auteur de Guerre et Paix, explique Luba Jurgenson, adopte d’ores et déjà, un renversement optique qui, sur le plan littéraire, constitue une nouveauté absolue. »2 Elle précise : « Le constat de l’impossibilité d’embrasser du regard le champ de bataille et les objectifs des différents camps, fait émerger progressivement, au travers de son oeuvre, une conscience de la fragmentation du tableau général de la guerre, de l’émiettement des vécus individuels au sein d’un grand événement historique, conscience qui conduira Tolstoï à affirmer la primauté de l’écrivain face à l’historien. »3 Au mois d’août 1855, la ville de Sébastopol tombe entre les mains des assaillants. L’armée russe bat en retraite et Tolstoï ne pense plus qu’à quitter l’armée pour se consacrer exclusivement à ses travaux d’écrivain. Le 26 novembre, sa démission d’officier est acceptée et il abandonne définitivement la carrière militaire.

Pour Tolstoï, la guerre et la plupart des maux dont souffre l’humanité proviennent de ce « sentiment artificiel et déraisonnable » qu’est le patriotisme, car celui-ci engendre l’hostilité et la haine envers les autres peuples. Cette idée de préférence nationale conduit les gouvernements et les peuples à désirer pour eux-mêmes le bien-être et la puissance en portant préjudice aux aspirations similaires des autres peuples. « Le patriotisme, écrivait Tolstoï à l’occasion des fêtes franco-russes célébrées à Toulon en 1894, n’est pas autre chose pour les gouvernants qu’une arme qui leur permet d’atteindre leur but ambitieux et égoïstes ; pour les gouvernés, au contraire, c’est la perte de toute dignité humaine, de toute raison, de toute conscience, et la servile soumission aux puissants. […] Le patriotisme, c’est l’esclavage. »4

Tolstoï affirme que le patriotisme, contrairement à ce que les gouvernements affirment et à ce que croit l’opinion publique, est inconciliable avec la paix. Répondant à un journaliste anglais qui lui demande de se prononcer sur le conflit opposant les Etats-Unis à l’Angleterre à propos des frontières du Vénézuéla (en 1896), Tolstoï veut démontrer à son correspondant que la paix ne peut être fondée sur le patriotisme. « L’aveuglement dans lequel se trouvent, à notre époque, les peuples qui exaltent le patriotisme, écrit-il, qui inculquent aux nouvelles générations la superstition du patriotisme, mais qui, cependant, ne désirent pas la conséquence inévitable du patriotisme : la guerre, a atteint un degré extrême où il suffit de la réflexion la plus simple, venant à l’esprit de toute personne impartiale, pour que les gens voient la contradiction criante dans laquelle ils se trouvent. »5 L’opinion publique, aveuglée par la propagande des gouvernants, n’a pas conscience que la guerre repose sur l’exaltation du patriotisme. « Ce qui provoque la guerre, souligne Tolstoï, c’est le désir d’obtenir le bien uniquement pour son propre peuple, ce qu’on nomme le patriotisme. »6 Sa conclusion se résume dans une formule lapidaire : « Pour éradiquer la guerre, il faut éradiquer le patriotisme. » Mais il admet que « pour éradiquer le patriotisme, il faut avant tout se convaincre qu’il est source de mal, et c’est ce qui est difficile à faire »7. Tolstoï s’efforce de convaincre ses contemporains qu’il est désormais essentiel de se libérer de « cette survivance du passé », de « ce vestige des temps barbares », car c’est un sentiment qui a contribué et contribuera encore à verser « des mers de sang ».

Le patriotisme que condamne Tolstoï, c’est le patriotisme qui apprend aux hommes à sacrifier son intérêt personnel à la patrie, et la patrie aux intérêts de l’humanité. Cette conception du patriotisme pousse les hommes à commettre des crimes sans fin avec la satisfaction du devoir accompli. Tolstoï aime sa patrie, la Russie, mais pas de façon exclusive. « Considérer son peuple comme le meilleur entre tous est la chose la plus stupide qui puisse exister… Rien ne désunit les hommes autant que l’orgueil, qu’il soit de l’individu, de la classe ou de la nation. »8 Du patriotisme au nationalisme, le pas est vite franchi qui sert de prétexte à la haine et à la guerre contre les autres nations.

Tolstoï accuse les gouvernements de profiter du sentiment national pour l’exacerber en « sentiment de haine pour les autres peuples »9 qu’il appelle la « superstition patriotique ». Les gouvernements exercent une pression morale sur les citoyens, une véritable « hypnotisation » en les obligeant à soutenir des entreprises guerrières au nom de la défense de la patrie. C’est ainsi que « le patriotisme n’est qu’un moyen de parvenir à un but ambitieux et intéressé pour les gouvernements, écrit Tolstoï, tandis que pour les gouvernés, il se traduit par la renonciation à la dignité, à la raison, à la conscience et par la soumission servile à ceux qui sont au pouvoir »10.

Tolstoï est un internationaliste. Il veut effacer les frontières entre les nations pour qu’advienne le règne de l’amour entre les peuples. Il considère que le message du christianisme est incompatible avec l’esprit du patriotisme qui porte la guerre dans ses gènes. « Le chrétien ne peut pas ignorer que son bonheur est lié, non pas à celui des hommes de son peuple seul, mais au bonheur des hommes de tout l’univers ; il sait que son union avec tous les hommes ne peut être rompue par la frontière et les règlements relatifs à sa nationalité. »11  Tolstoï veut rappeler aux hommes qu’avant d’appartenir à un Etat, ils appartiennent à Dieu et doivent aimer les étrangers autant que leurs compatriotes. Son message est un appel à la fraternité universelle, par-delà les frontières et les nations. La mission de l’homme sur Terre, quelle que soit son origine, sa patrie, « n’est nullement de porter la ruine chez telle ou telle nation, mais de poursuivre la réalisation de ses desseins d’homme pendant le court délai qu’il habite dans ce monde »12.

La guerre qui éclate en janvier 1904 entre la Russie et le Japon, après que le gouvernement russe ait mené une politique agressive contre le Japon afin d’assurer une prépondérance économique dans le Pacifique13, lui fournit l’occasion de dénoncer, encore une fois, avec virulence, le mensonge, les souffrances et la bêtise universelle de la guerre : « Des centaines de milliers d’êtres humains, écrit-il, séparés par des dizaines de milliers de kilomètres, les uns bouddhistes, – dont la foi défend de tuer non seulement les hommes, mais même les animaux -, les autres chrétiens, – qui professent la loi de fraternité et d’amour, se cherchent comme des fauves, sur terre et sur mer, pour s’entre-tuer, se mutiler, se torturer aussi cruellement que possible. »14 Lorsque la guerre sera terminée, Tolstoï reprendra la plume pour en faire le bilan, avec la même verve que celle qu’il déployait pour décrire Sébastopol, au plus près de la réalité des souffrances endurées : « Durant près de deux ans, la guerre a ensanglanté l’Extrême Orient. Plusieurs centaines de milliers de vies humaines y furent sacrifiées. En Russie, autant de milliers de réservistes furent arrachés à leurs familles et envoyés sur les champs de bataille. Ces hommes, le désespoir et la crainte au coeur, ou avec une bravoure de parade suscitée par l’eau-de-vie, montaient avec résignation dans les wagons et étaient transportés à toute vapeur, là où d’autres hommes, amenés de même, mouraient – ils le savaient – au milieu d’atroces souffrances. À chaque étape, ils rencontraient d’ailleurs des milliers d’êtres mutilés qu’on ramenait et qui étaient partis jeunes et robustes. »15 Pour Tolstoï, la raison d’être de la guerre, personne ne peut véritablement l’expliquer de façon sensée. Elle s’impose. « Ainsi, des millions d’individus s’entretuent sans aucun motif ni désir, et, tout en ayant conscience de la folie de cette lutte, ne peuvent s’arrêter. »16

Tolstoï martèle que la guerre fait perdre toute notion d’humanité aux hommes parce que, « suscitant les passions les plus basses, elle les transforme en fauves »17 . Soumis au pouvoir d’Etat, hypnotisés par les docteurs de l’Eglise, les hommes ont les plus grandes difficultés à faire appel à leur raison pour se sortir de leur état d’animalité qui leur fait commettre les crimes les plus odieux. « Ressaisissez-vous, clame-t-il à ses contemporains ; n’écoutez pas ce misérable qui, dès l’enfance, vous empoisonne par le diabolique esprit de patriotisme, contraire au bien et à la vérité, et qui n’est bon qu’à vous priver de vos biens, de votre liberté, de votre dignité humaine ! N’écoutez pas ces vieux imposteurs qui vantent la guerre au nom du Dieu cruel et vengeur qu’ils ont inventé, au nom du christianisme qu’ils ont altéré. »18

Analysant les causes du déclenchement des guerres sur le sol européen, Tolstoï souligne la responsabilité de la « machine gouvernementale ». Que le régime soit despotique ou démocratique, c’est toujours une minorité qui impose ses décisions à la majorité, pour « des motifs futiles » liées aux « rivalités des partis politiques ». Mais Tolstoï qui a parfaitement fait sienne les thèses de La Boétie sur la servitude volontaire, remarque que la guerre n’est possible, certes, par l’existence de gouvernements, mais surtout par la soumission du plus grand nombre à ces gouvernements. La reconnaissance par le peuple de la légitimité du gouvernement est une caution donnée au pouvoir de la violence. Car le pouvoir ne lésine sur aucun moyen pour dominer et soumettre la majorité et surtout pour lui faire admettre la nécessité de la guerre. « Pour amener ainsi les hommes à se molester mutuellement et à s’entretuer, on peut recourir qu’à ces seuls moyens : mensonges, fourberies et principalement, cruauté.  »19 C’est bien la soumission à l’autorité qui est la véritable cause des guerres. La conséquence de cette analyse est claire : seule l’insoumission au pouvoir, le refus de participation aux entreprises néfastes des gouvernements est à même d’enrayer le fonctionnement de la machine à fabriquer des guerres.

Le peuple russe, victime de l’autocrate Poutine, mais complice par son silence, peut-il encore entendre le message de Tolstoï ?

1 Les Récits de Sébastopol sont publiés pour la première fois dans la revue Le Contemporain (juin et août 1855) sous le titre Récits militaires du comte L.N. Tolstoï.

2 Luba Jurgenson, « L’horreur de la guerre chez Tolstoï », Alternatives Non-Violentes, n° 153, p.23.

3 Ibid.

4Léon Tolstoï, L’esprit chrétien et le patriotisme, Perrin, 1894, p. 128.

5 Léon Tolstoï, Le patriotisme ou la paix (1896), in Ecrits politiques, Ecosociété, 2003, p. 37-38.

6 Ibid, p. 41.

7 Ibid.

8Léon Tolstoï, Paroles d’un homme libre, Stock, 1901, p. 154.

9 Léon Tolstoï, Quelle est ma foi ?, Stock, 1923, p. 300.

10 Léon Tolstoï, Ultimes paroles, Société d’éditions et publications parisiennes, 1909, p. 182.

11 Léon Tolstoï, La pensée de l’humanité, Ambert, 1912, p. 164-165.

12 Léon Tolstoï, Ultimes paroles, Société d’éditions et publications parisiennes, 1909, p. 182.

13 Elle se terminera en 1905 par une défaite de la Russie.

14Léon Tolstoï, La guerre russo-japonaise (1904), Flammarion, 1905, p.7-8.

15Léon Tolstoï, La leçon de la guerre (1905), in Le refus d’obéissance : Ecrits sur la révolution, L’échappée, 2017, p. 52.

16Ibid.

17 Léon Tolstoï, La guerre russo-japonaise, op. cit., p. 12.

18Léon Tolstoï, Carthago delenda est (1898), in Les rayons de l’aube, Stock, 1901, p. 119.

19 Léon Tolstoï, La leçon de la guerre, op. cit. p. 63.